Chapitre 28
Sur un petit monde obscur, quelque part au milieu de nulle part en particulier – nulle part, entendons-nous : nul endroit détectable car bien à l’abri d’un vaste champ d’improbabilité dont six hommes seulement dans la Galaxie possèdent la clé – il pleuvait.
Il pleuvait à seaux. Et cela depuis des heures. L’averse fouettait les vagues de la mer, martelait les arbres, barattait et détrempait un bout de terre pelée près du rivage et la transformait en bain de boue.
La pluie crépitait et dansait sur le toit de tôle ondulée de la petite baraque qui se dressait au beau milieu de ce bout de terrain pelé. Elle inondait l’étroit sentier inégal qui descendait de la baraque vers la plage, écrasant et dispersant les piles régulières de jolis coquillages qu’on y avait disposés.
Le vacarme de la pluie sur le toit de la baraque était assourdissant à l’intérieur mais paraissait totalement inaperçu de son occupant dont l’attention était occupée ailleurs.
C’était un grand type dégingandé, aux cheveux raides et blond paille, trempés par la pluie qui gouttait du doigt. Ses habits étaient dépenaillés, son dos voûté et ses yeux – bien qu’ouverts – semblaient clos.
Sa baraque était meublée d’un vieux fauteuil fatigué, d’une vieille table éraflée, d’un vieux matelas défoncé, de quelques coussins et d’un poêle – petit mais chaud.
Il y avait également un vieux chat passablement mité et c’est lui qui faisait présentement l’objet de l’attention de l’homme. Il avait penché sur lui sa grande silhouette voûtée.
— Minou, minou, minou, pitipitipitipitichat… le pitiminou y veut du poisson ? Oh ! mais en voilà du poisson qu’il est bon pour le minou !…
Le chat ne semblait pas follement passionné : il effleura d’une griffe condescendante le bout de poisson que l’homme lui tendait puis reporta toute son attention vers un grain de poussière sur le plancher.
— Si minou ne mange pas son poisson, j’ai bien peur que minou maigrisse et dépérisse, dit l’homme.
Le doute s’insinua dans sa voix :
— Enfin, c’est ce que j’imagine mais qui peut dire ?
Il lui présenta derechef le poisson.
— Minou doit se dire : manger ou ne pas manger le poisson. Mieux vaudrait, je crois, ne pas me mouiller.
Nouveau soupir de l’homme.
— Je crois que le poisson est bon mais je crois également que la pluie est mouillée, alors, qui suis-je pour juger ?
Il laissa le poisson par terre pour le chat et regagna son siège.
— Ah, il me semble bien que je te vois le manger », dit-il enfin comme le chat, ayant fait le tour des possibilités ludiques procurées par le grain de poussière, s’était en fin de compte rué sur le poisson.
— J’aime bien te voir manger le poisson, dit l’homme, parce que dans ma tête, je crois, sinon, que tu vas dépérir.
Il ramassa sur la table une feuille de papier et un bout de crayon. Tenant l’un d’une main et l’autre dans l’autre, il expérimenta les diverses manières de rapprocher les deux : il essaya de tenir le crayon sous le papier, puis sur le papier, puis à côté du papier. Il essaya d’envelopper le crayon avec le papier, puis de frotter le bout arrondi du crayon contre le papier, puis recommença cette fois en essayant de frotter le bout pointu du crayon contre le papier : cela fit une marque et il fut tout ravi de la découverte, comme il l’était tous les jours. Il prit une autre feuille de papier sur la table. Celle-ci portait une grille de mots croisés. Il l’étudia brièvement et remplit quelques cases avant de s’en désintéresser.
Il essaya de s’asseoir sur l’une de ses mains et parut fort intrigué du contact des os contre sa cuisse.
— Poisson vient de loin, dit-il. Du moins c’est ce qu’on m’a dit. Ou c’est ce que j’imagine qu’on m’a dit. Quand les hommes viennent (ou quand dans ma tête ils viennent), dans leurs six vaisseaux noirs et luisants, est-ce qu’ils viennent dans ta tête aussi ? – Qu’est-ce que tu vois, toi, minou ?
Il consulta le chat, qui était pour l’heure bien plus occupé à ingurgiter le poisson qu’à se pencher sur ces spéculations.
— Et quand j’entends leurs questions, est-ce que tu entends toi aussi des questions ? Qu’est-ce que leurs voix signifient pour toi ? Peut-être que tu crois simplement qu’ils te chantent des chansons.
Il réfléchit à la chose et vit la faille dans sa supposition :
— Peut-être qu’ils te chantent des chansons et c’est au contraire moi qui suis simplement persuadé qu’ils me posent des questions.
Il s’interrompit à nouveau. Il lui arrivait de s’interrompre des jours entiers – rien que pour voir l’effet que ça fait.
— Tu crois qu’ils sont venus aujourd’hui ? demanda-t-il enfin. Moi, si. Il y a de la boue par terre, des cigarettes et du whisky sur la table, du poisson pour toi dans une assiette et dans ma tête un souvenir d’eux. Preuves difficilement convaincantes, je l’admets, mais enfin, toute preuve est indirecte. Et puis, regarde ce qu’ils m’ont laissé d’autre. » Il se pencha vers la table et saisit quelques objets : « Des mots croisés, un dictionnaire et une calculette.
Il joua une heure durant avec la calculette tandis que le chat était allé se coucher et que dehors la pluie continuait de tomber à verse. Finalement, il délaissa la calculatrice.
— Je crois que je dois avoir raison de penser qu’ils me posent des questions, reprit-il. Faire tout ce chemin et me laisser tous ces trucs rien que pour le plaisir de te chanter des chansons, voilà qui dénoterait un comportement fort bizarre. Ou du moins, c’est ce qu’il me semble. Qui peut le dire ? Qui ?
Il prit une cigarette sur la table et l’alluma avec un brandon du poêle. Il en tira une longue bouffée et se radossa.
— Je crois que j’ai vu un autre vaisseau dans le ciel aujourd’hui, dit-il enfin. Un gros vaisseau blanc. Je n’avais jamais vu de gros vaisseau blanc. Seulement les six noirs. Et les six verts. Et les autres qui disent qu’ils viennent de si loin. Mais jamais de gros blanc. Peut-être que six petits noirs peuvent ressembler à un gros blanc à certains moments, qui sait ? Peut-être aussi que je boirais bien un verre de whisky. Oui, voilà qui me paraît plus probable.
Il se leva et trouva un verre par terre près du matelas.
Se versa une rasade de whisky. Se rassit.
— Peut-être bien que d’autres gens viennent me voir.
À cent mètres de là, fouetté par la pluie torrentielle, était posé le Cœur-en-Or.
Son écoutille s’ouvrit et trois silhouettes en émergèrent, recroquevillées pour se protéger le visage de la pluie.
— Là-dedans ? cria Trillian pour couvrir le bruit de l’averse.
— Oui, confirma Zarniwoop.
— Dans cette baraque ?
— Oui.
— Bizarre, dit Zaphod.
— Mais c’est au beau milieu de nulle part, protesta Trillian. On a dû se tromper d’endroit. On peut quand même pas diriger l’Univers du fond d’une cabane.
Ils traversèrent l’averse au pas de course et parvinrent, trempés jusqu’à l’os, à la porte. Ils toquèrent. Ils tremblaient.
La porte s’ouvrit.
— Salut ! dit l’homme.
— Euh… excusez-moi, dit Zarniwoop, mais j’ai de bonnes raisons de croire que…
— Êtes-vous bien le maître de l’Univers ? coupa Zaphod.
L’homme lui sourit :
— J’essaie autant que possible de l’éviter. Vous êtes mouillés ?
Zaphod le regarda avec surprise.
— Mouillés ? s’écria-t-il. Ça se voit pas, qu’on est mouillés ?
— C’est bien ce qu’il me semble, répondit l’homme, mais quant à savoir votre impression personnelle là-dessus, c’est une tout autre affaire. Si vous jugez que la chaleur pourrait vous aider à sécher, vous feriez bien d’entrer.
Ils entrèrent.
Parcoururent du regard le baraquement minuscule, Zarniwoop avec un vague dégoût, Trillian avec intérêt, Zaphod avec ravissement.
— Et, euh…, dit ce dernier, quel est votre nom ?
L’homme le considéra d’un air dubitatif.
— Je ne sais pas. Pourquoi, vous pensez que je devrais en avoir un ? Ça paraît bien bizarre d’attribuer un nom à un ramassis de vagues perceptions sensorielles, non ?
Il invita Trillian à prendre la chaise. Elle s’y assit sur la pointe des fesses. Zarniwoop, très raide, s’appuya contre la table et Zaphod pour sa part se coucha sur le matelas.
— Waouh ! lança-t-il. Le siège du pouvoir ! » et il caressa le chat.
— Écoutez, dit Zarniwoop. Je dois vous poser quelques questions.
— Faites, dit l’homme. Vous pouvez chanter à mon chat, si ça vous chante.
— Il apprécierait ? demanda Zaphod.
— Posez-lui plutôt la question.
— Ah ? parce qu’il parle ?
— Je n’ai pas souvenance de l’avoir entendu parler. Mais faut pas non plus trop se fier à moi.
Zarniwoop tira de sa poche quelques notes.
— Bon. Vous êtes bien le maître de l’Univers, oui ou non ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? dit l’homme.
Zarniwoop biffa une ligne sur son papier.
— Et depuis combien de temps faites-vous ça ?
— Ah ! s’exclama l’homme. Voilà une question sur le passé, n’est-ce pas ?
Zarniwoop le regarda, perplexe. Ce n’était pas précisément ce qu’il avait prévu.
— Oui.
— Comment voulez-vous que je sache, reprit l’homme, si le passé n’est pas une fiction conçue simplement pour justifier le décalage entre mes perceptions physiques immédiates et mon état d’esprit ?
Zarniwoop le regarda éberlué. La vapeur commençait à s’échapper de ses vêtements trempés.
— Et vous répondez comme ça à toutes les questions ?
L’homme s’empressa de répondre :
— Je dis ce qui me passe par la tête lorsque je crois entendre des gens me dire des choses. Je ne peux pas en dire plus.
Zaphod rigolait de bon cœur :
— Je trinque à cette remarque, et, ce disant, il sortit une bouteille d’Esprit d’Nos-Aïeux.
Il se releva et la tendit au maître de l’Univers qui s’en empara sans se faire prier.
— À la vôtre, grand maître, et racontez-nous ça.
— Non, écoutez-moi, intervint Zarniwoop. Les gens viennent vous voir, n’est-ce pas ? Dans des vaisseaux…
— J’en ai comme l’impression, dit l’homme, et il refila la bouteille à Trillian.
— Et ils vous demandent de prendre des décisions pour eux ? Sur la vie des gens, les planètes, l’économie, la guerre, enfin sur tout ce qui se passe là-bas dehors, dans l’Univers.
— Là-bas, dehors, dit l’homme. Où ça, dehors ?
— Eh bien, dehors. Là-bas ! répéta Zarniwoop en lui indiquant la porte.
— Comment pouvez-vous affirmer qu’il y ait quoi que ce soit, là-bas, dehors ? remarqua poliment l’homme. La porte est fermée.
La pluie continuait de marteler le toit. Il faisait chaud dans la cabane.
— Mais vous savez bien qu’il y a tout un Univers, là-bas, dehors ! s’écria Zarniwoop. Vous ne pouvez quand même pas éluder vos responsabilités en racontant qu’il n’existe pas !
Le maître de l’Univers y réfléchit un bon moment tandis que Zarniwoop trépignait de colère.
— Vous êtes vraiment sûr de votre fait ? dit-il enfin. Moi, je me sentirais incapable de me fier au raisonnement d’un homme qui considère l’Univers (s’il y en a un) comme allant de soi.
Zarniwoop trépignait toujours mais resta silencieux.
— Je ne peux décider que sur mon propre Univers, poursuivit l’homme tranquillement. Mon Univers, ce sont mes yeux et mes oreilles. Tout le reste n’est que racontar.
— Mais vous ne croyez donc en rien ?
L’homme haussa les épaules et prit son chat.
— Je ne saisis pas.
— Vous ne saisissez pas que les décisions que vous prenez dans votre baraque affectent l’existence et le destin de millions de personnes ? Mais c’est une erreur monstrueuse !
— Je ne sais pas. Je n’ai jamais personnellement rencontré tous ces gens dont vous me parlez. Et je le soupçonne, vous non plus. Ils n’existent que dans les paroles que nous entendons. Il est donc stupide de dire que vous savez ce qui arrive aux autres gens. Eux seuls peuvent le savoir, s’ils existent. Chacun avec l’Univers propre de ses yeux et de ses oreilles.
Trillian intervint :
— Je crois bien que je vais aller faire un petit tour dehors.
Elle sortit marcher sous la pluie.
— Est-ce que vous croyez que d’autres gens existent ? demanda Zarniwoop.
— Je n’ai pas d’opinion. Comment pourrais-je l’affirmer ?
— Je crois que je ferais mieux d’aller voir ce que devient Trillian, dit Zaphod et il s’éclipsa.
Une fois dehors, il lui dit :
— Je constate que l’Univers m’a plutôt l’air d’être en de bonnes mains, non ?
— Très bonnes, dit Trillian.
Et ils s’éloignèrent sous la pluie.
À l’intérieur, Zarniwoop persistait :
— Mais vous ne comprenez donc pas que tous ces millions de gens vivent ou meurent sur un simple mot de vous ?
Le maître de l’Univers attendit aussi longtemps que possible. Lorsqu’il entendit démarrer les moteurs de l’astronef, il parla enfin pour couvrir le bruit lointain des propulseurs.
— Je n’ai rien à voir dans cette histoire. Les problèmes de ces gens ne me concernent pas. Dieu sait que je ne suis pas un homme cruel !
— Ah ! aboya Zarniwoop. Vous dites « Dieu ». Vous croyez donc bien en quelque chose !
— Mon chat », dit l’homme sur un ton bénin en prenant l’animal pour le caresser. « Je l’appelle Dieu. Je suis bien gentil avec lui.
— À la bonne heure, dit Zarniwoop qui poussa son argument : comment savez-vous qu’il existe ? Comment savez-vous qu’il vous sait gentil avec lui, d’abord ? Ou qu’il apprécie ce qu’il considère comme votre gentillesse ?
— Je ne sais pas, reconnut l’homme avec un bon sourire. Je n’en ai aucune idée. Simplement, ça me fait plaisir d’avoir un certain comportement envers ce qui me paraît être un chat. Et vous, vous comportez-vous autrement ? Je vous en prie, maintenant, je crois que je suis fatigué.
Zarniwoop laissa échapper un soupir totalement insatisfait et regarda autour de lui.
— Où sont passés les deux autres ? dit-il soudain.
— Quels deux autres ? dit le maître de l’Univers qui se rencogna dans son fauteuil en se resservant un verre de whisky.
— Beeblebrox et la fille ! Les deux qui étaient ici !
— Je n’ai souvenance de personne. Le passé n’est qu’une fiction destinée à justifier…
— Oh ! la ferme ! coupa Zarniwoop en se ruant dehors sous le déluge.
Plus de vaisseau ! La pluie continuait à baratter frénétiquement la boue. Aucune trace pour révéler où avait pu se poser le vaisseau. Zarniwoop brailla dans l’averse. Fit demi-tour et courut regagner la cabane. Et la trouva fermée.
Le maître de l’Univers s’était assoupi dans son fauteuil. Un peu plus tard, il se remit à jouer avec le crayon et le papier et fut positivement ravi de découvrir comment avec l’un faire une marque sur l’autre. Divers bruits continuaient de lui parvenir du dehors mais il ignorait s’ils étaient ou non réels. Là-dessus, il se mit une semaine durant à parler à sa table, histoire de voir un peu ses réactions.